Comment la fronde d'un collectif de franchisés Carrefour contre son franchiseur nous en apprend plus sur un modèle 'franchise' de grande distribution?

Hello à tous,

Le torchon brûle t’il entre Carrefour franchiseur et ses franchisés ?

C’est le cas pour un collectif de franchisés Carrefour, qui mécontent des conditions (d’achat, loyers …) imposées par le franchiseur, qui mettraient à mal leur rentabilité, s’est réuni pour lancer les hostilités.
Et la fronde, très médiatisée ces derniers mois, entend durer.
Elle s’organise, allant jusqu’à assigner Carrefour au Tribunal en 2023 pour ‹ rééquilibrer › le rapport de force franchiseur/franchisé et plus récemment passer à la vitesse supérieure en créant une structure d’achat en propre, le projet X. Acte XX !

L’occasion d’en apprendre un peu plus sur le modèle économique d’une franchise de la grande distribution et sur les relations qui peuvent lier franchiseurs et franchisés dans ce secteur.

Qques articles pour comprendre le phénomène :

Projet X : l’Association des franchisés Carrefour organise le contournement de… Carrefour - Olivier Dauvers- 7 Mars 2025

Incroyable (ou presque). L’Association des franchisés Carrefour a confirmé avoir mené à terme le “Projet X” dont l’objectif était ni plus ni moins que de contourner Carrefour pour les achats de marques nationales. Il y avait 2 conditions à la réalisation du projet : 1/ trouver les voies juridiques pour s’approvisionner ailleurs sans prêter le flanc à une attaque du franchiseur (pour pouvoir garder l’enseigne et la MDD qui va avec) ; 2/ dénicher de meilleures conditions ailleurs.

L’AFC revendique donc d’avoir trouvé ! Et de le chiffrer (voir dans le communiqué). Dans l’esprit, on peut contester le principe d’aller voir ailleurs tout en restant… dedans. Dans les faits, Carrefour paye d’avoir trop longtemps laissé sous le tapis le sujet des prix de cession à la proxi (voir l’analyse complète dans VIGIE GRANDE CONSO).

La franchise de Carrefour Proximité en questions - Article LSA - 26 Mars 2025
Par magali Picard

La Franchise de Carrefour Proximité en question

Les relations avec le distributeur et ses franchisés sont-elles équilibrées ? Chacun respecte-t-il ses droits et ses devoirs ? À l’heure où le débat prend de l’ampleur au niveau juridique et médiatique, enquête.

Anecdotique il y a quelques années, le conflit qui oppose un noyau de franchisés de la proximité de Carrefour à leur franchiseur a pris de l’importance depuis des mois. Le 20 heures de France 2 s’est même emparé du sujet dans l’une de ses récentes éditions pour montrer dans quelle situation critique seraient certains franchisés. Des analystes se sont alarmés du risque que ferait courir ce différend s’il était amené à faire évoluer en profondeur les conditions d’exercice de la franchise dans un groupe où elle revêt une importance considérable, voire indispensable, car pièce maîtresse de la rentabilité.

Un fonds activiste, Whitelight Capital, s’est engouffré dans la brèche, estimant que la stratégie de Carrefour se devait d’évoluer au risque d’aller dans le mur, mais sans beaucoup plus d’éléments que ceux des 260 frondeurs autoproclamés. Ces derniers viennent de créer une structure d’achat en propre au nom mystérieux, Projet X, pour obtenir, selon eux, de meilleurs prix et conditions d’achat qu’avec Carrefour. Depuis plusieurs mois, arguments et contre-arguments circulent sur le sujet, la plupart du temps sur les réseaux sociaux, ainsi que des chiffres parfois fantaisistes et difficilement vérifiables. Pour se faire une vraie idée des enjeux, LSA a listé à date les six grandes questions que pose ce conflit en tentant d’y apporter les réponses les plus factuelles possibles.

Quel est le vrai poids de la franchise chez Carrefour ?

C’est connu, les chiffres veulent tout et rien dire. Un fait certain, la franchise et la location-gérance ont pris de plus en plus d’importance au sein de Carrefour France depuis l’arrivée d’Alexandre Bompard en 2017. Le cap, symbolique pour un groupe intégré, a été passé en 2023. Cette année-là, la moitié du chiffre d’affaires du groupe en France est réalisée sous franchise. Si les hypers franchisés ou en location-gérance sont loin de représenter la totalité du parc de magasins (33 %), les supermarchés s’en rapprochent (70 % du parc en franchise) et la proximité a atteint les 100 %, héritage de Promodès oblige.

Le PDG, Alexandre Bompard, n’a jamais fait mystère des raisons de ce changement de modèle : l’amélioration du résultat opérationnel courant (ROC) est due en partie à la transformation des modes d’exploitation, autrement dit au passage du statut intégré à la location-gérance et à la franchise. Clément Genelot, analyste chez Bryan, Garnier & Co, estime que la quasi-totalité du ROC France provient de la franchise, en particulier de la proximité. « En 2024, la proximité a dégagé un résultat de 764 millions d’euros sur 1,04 milliard d’euros. » Selon lui, Carrefour sera obligé un jour ou l’autre de se pencher sur l’équilibre de ce modèle. « Ne pas mettre fin au conflit sur la franchise pourrait avoir un impact négatif sur la rentabilité. » Pour autant, le modèle continue d’attirer de nouveaux candidats.

Les chiffres

  • 75 % du résultat opérationnel courant de Carrefour France provient de la proximité en franchise

Source : estimation Bryan, Garnier & Co

  • 4 784 magasins de proximité en France en 2024, dont :
  • Près de deux tiers exploités en franchise ou en location-gérance (Carrefour City, Contact, Express, Montagne)
  • Un tiers sous contrat d’approvisionnement ou licences d’enseignes (Proxi,8 à Huit, partenariats avec les pétroliers…)
  • 100 % du parc proximité en franchise ou en location-gérance
  • 70 % des supermarchés en franchise ou en location-gérance
  • 33 % des hypers en franchise ou en location-gérance
  • 7,8 Mrds € de CA réalisés par la proximité (et autres formats), 17 % du CA total de Carrefour France
    Sources : LSA/Carrefour

« En dix ans, Carrefour a permis à 1000 locataires-gérants de devenir franchisés. Sur 3000 magasins, une quinzaine seulement ferment par an et l’an dernier, nous avons créé 454 points de livraison ou magasins de proximité. Cette année, à fin février, Carrefour en a déjà ouvert 44. » Benoît Soury, directeur exécutif de la proximité chez Carrefour

Est-ce qu’un franchisé Carrefour est libre de s’approvisionner à l’extérieur ?

Comme toute relation entre un franchiseur et un franchisé, chacun a des droits et des devoirs. Le franchisé signe avec Carrefour un contrat d’approvisionnement qui tient en une dizaine de pages et sept articles, d’après celui que LSA a consulté, datant de 2019. Bien sûr, il a intérêt à s’approvisionner auprès de la centrale d’achats du franchiseur pour bénéficier de volumes et de conditions d’achat intéressantes. Jusque-là, logique. Chez Carrefour, le franchisé ne doit pas aller au-delà de 25 % d’approvisionnements extérieurs, locaux en général. Il doit acheter à hauteur de 75 % à son franchiseur. Là encore, la proportion n’a rien d’exorbitant.

Là où le bât blesse, selon François-Xavier Awatar, avocat chez Francis Lefebvre, chargé de la défense des franchisés, c’est dans le « taux de fidélité achats », qui doit être de 45 ou de 50 %, selon le contrat signé. Son mode de calcul (montant des achats hors taxes réalisés auprès de la centrale sur le CA TTC du magasin) ne se retrouverait pas dans les autres réseaux de franchise. « Cette obligation s’avère quasi exclusive car, pour obtenir des ristournes tarifaires, il faut aller jusqu’à 85 ou 90 % d’approvisionnement chez Carrefour », estime l’avocat. Ces ristournes permettent au franchisé de dégager du résultat. Face à ce constat, les franchisés frondeurs, réunis dans l’Association des franchisés Carrefour (AFC) depuis 2020, ont créé un système d’approvisionnement parallèle depuis plusieurs mois. Baptisé Projet X, il leur permet d’acheter 10 % de marques nationales (en volume) à un meilleur prix auprès d’un autre distributeur. Pas de quoi ébranler le modèle Carrefour. « Les franchisés usent de leurs droits contractuels à acheter de la marchandise en dehors des entrepôts », commente-t-on chez le distributeur.

  • 75 % d’approvisionnement en volume chez Carrefour
    Source : Carrefour

« En achetant 10% de marques nationales ailleurs que chez Carrefour, nous perdons un euro de ristournes mais gagnons 4 euros de marge brute chez notre partenaire. » Anthony Thébaut, vice-président de l’AFC

Quels sont les types de contrats de franchise chez Carrefour ?

Ils sont multiples. Première étape avant la franchise, la location-gérance qui concerne 1 250 des 2 800 franchisés. Propriétaire du fonds de commerce, Carrefour supporte l’investissement dans la création du magasin qu’il livre prêt à être rempli et à ouvrir. Le locataire-gérant verse une redevance qui paie l’amortissement et le loyer. « En moyenne, plus de 60 % des locataires-gérants deviennent franchisés dans les quatre premières années », explique Benoit Soury, directeur exécutif de Carrefour Proximité France.

Deuxième type de contrat, celui qui soulève moult interrogations, la franchise participative, qui concernerait 1 450 magasins. Celle-ci repose sur un pacte d’associés dans lequel le franchisé détient 74 % du capital de la société d’exploitation et Carrefour 26 %, ce qui lui permet d’avoir une minorité de blocage. Là est le point d’achoppement du conflit avec l’AFC, les franchisés dénonçant l’impossibilité de voler de leurs propres ailes au bout de sept ans, durée du contrat signé avec Carrefour. Ce sont les clauses 2 et 15, pointées par François-Xavier Awatar : la première qui limite l’objet social de la société à n’exercer que sous une enseigne Carrefour et la seconde stipulant que « toute décision stratégique, dont le prêt, la prise à bail d’un nouveau point de vente ou encore la modification de l’enseigne et des statuts, est soumise à l’accord de la majorité des trois quarts et donc de l’associé franchiseur ». Normal, rétor­que Carrefour, qui estime avoir assumé le risque de départ, payé les investissements… Dernier type de contrat, la franchise simple, qui représente moins de 5 % du parc.

  • 1 450 magasins en franchise participative
  • 1,5 % du CA : le taux de la redevance payée par le locataire-gérant

Source : LSA

« La franchise participative peut être un excellent outil de développement, dès lors que les conditions d’entrée et de sortie sont connues du franchisé. »

Nathalie Dubiez, consultante et experte en franchise

Quel est le niveau des prix et des marges de la proximité de Carrefour ?

Jimmy Merrien, franchisé depuis neuf ans d’un Carrefour Express à Moncontour (22), a le coffre de sa voiture rempli de café Carte noire qu’il achète… chez Metro, à 2 €, au lieu de 3,65 € en sortie entrepôts Carrefour. « Notre marge brute est de 23 %, pas plus, sinon les ristournes peuvent être supprimées. Nous sommes donc parfois obligés d’aller nous approvisionner ailleurs. Des magasins de proximité similaires comme Cocci­market sont à 32 ou 33 % de marge. » Certes, il faut tenir compte des coûts d’exploitation élevés dans la proximité, notamment en termes de logistique et de loyers. Des coûts qui ont augmenté depuis dix ans et sans comparaison avec ceux des indépendants. En réalité, la seule question est de savoir le niveau de la marge sur entrepôts et celui du prix de cession aux magasins. Jimmy Merrien évalue la première autour de 20 % et se félicite d’avoir transféré 16 à 17 % de ses achats dans le Projet X.

  • 23%, la marge brute du franchisé
  • 15 à 20% plus chers les prix de Carrefour Proximité par rapport à la concurrence

Source : franchisés

Que risque Carrefour avec les conflits juridiques ?

C’est tout ou rien. « Dans un réseau de franchise, il y a 15 à 20 % de mécontents, un tiers qui surperforment et un ventre mou », explique Nathalie Dubiez, consultante. Chez Carrefour, l’ampleur médiatique du conflit porté par l’AFC ne correspond pas à son poids, ses 260 membres revendiqués pesant entre 10 à 15 % du parc total. Mais l’assignation de Bercy en juin 2024 aux côtés de l’AFC donne une tournure nouvelle. Le ministère de l’Économie, rejoint par le parquet du tribunal de commerce de Rennes en février dernier, a listé une dizaine de clauses reflétant un « déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ». Et réclame une amende record de 200 millions d’euros, risque maximum encouru par Carrefour. Par ailleurs, celui-ci ferait face, de son propre aveu, à 26 procédures judiciaires en cours sur la franchise en France. L’image et la réputation de Carrefour en ressortent ternies. Comme le note Laurent Delafontaine, consultant, « cela devient compliqué pour eux. Les candidats à la franchise y vont à reculons ». De son côté, Carrefour défend un « modèle solide », sous-entendu plus que Casino ou Auchan.

« Si Bercy obtient satisfaction, il peut imposer à Carrefour de revoir ses contrats de franchise. Mais il n’est pas sûr du tout que sa demande soit recevable. »

Jean-Baptiste Gouache, avocat spécialisé dans la distribution

Quel est le calendrier des procédures judiciaires en cours ?

Prochaine échéance, l’audience au tribunal de commerce de Rennes, le 5 juin prochain. Ce jour-là, devrait être examinée l’assignation de Carrefour par Bercy et l’AFC, faite le 11 juin 2024. Prix de revente conseillés « excessifs et non compétitifs », obligation de fidélité « quasi exclusive » et surtout franchise participative… toutes ces clauses sont dans le viseur de Bercy. Pour Carrefour, qui affirme avoir gagné tous ses procès jusque-là, « remettre en cause la notion de franchise participative, c’est remettre en cause le droit de l’actionnaire minoritaire ». Il faudra attendre le 5 juin pour savoir si la demande de Bercy est recevable ou non et ensuite s’il y a un jugement sur le fond, il ne devrait pas intervenir avant fin 2026.

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Wello, ça fait quelques années que ça dure cette affaire des franchises Carrefour non ? Ce qui est nouveau, c’est que les franchises leur fassent autant leur beurre… dans des conditions juridiques de plus en plus léonines, comme bien documenté dans le second article.

J’ai envie de dire, c’est un peu comme l’agriculture, la possibilité d’assurer son indépendance à petite échelle est en train de disparaître complètement au profit d’une logique de conglomérat, d’où la pertinence renouvelée du collectif, nesspas ! Le syndicalisme a de l’avenir :wink:

Le jour où on aura autant de SCP que de franchisé.es Carrouf, on pourra faire notre « projet X » à nous…

Ca c’est les chiffres d’Olivier Dauvers du détail des différents modes d’exploitation des différents magasins Carrefour Proximité. On y voit le poids de la franchise et du reste.

Carrefour : la franchise (et le conflit avec les franchisés) en chiffres - Avril 2025- Olivier Dauvers

Rapportés à l’ensemble du réseau de proximité de Carrefour (5 000 points de vente), les 300 frondeurs de l’Association des Franchisés Carrefour ne pèsent pas bien lourd : à peine 6 % du parc. Mais l’AFC porte surtout le combat de ceux qui n’acceptent plus le modèle de “franchise participative” du distributeur, à travers lequel Carrefour conserve 26 % du capital du fonds de commerce.

Au sein du seul périmètre de la franchise participative (1 500 magasins), si l’on en croit le nombre d’adhérents revendiqué par l’AFC, 20 % du parc serait donc “frondeur”. Soit un franchisé sur cinq, aujourd’hui, qui aurait décidé de rejoindre l’AFC.

L’association a été créée en 2020. Le rythme des adhésions s’est accéléré depuis 2024 et le lancement d’une action en justice de l’AFC contre Carrefour. Le “projet X” mis en application cette année (appros parallèles en marques nationales à des prix plus compétitifs) dope lui aussi le nombre d’inscriptions.

Carrefour explique que son rôle de franchiseur implique davantage de services rendus que celui du grossiste choisi pour le projet X. Ce qui justifierait ses tarifs plus élevés. Pas sûr que l’argument fasse mouche…

Le distributeur assume par ailleurs son modèle “participatif”. Quand le groupe vend un magasin à un franchisé, il conserve 26 % des parts pour s’assurer une minorité de blocage et empêcher le commerçant, à la fin de son contrat, de partir à la concurrence. Une clause qu’il estime ne pas être abusive, puisque connue dès le début de la relation. Bercy est d’un autre avis. Charge maintenant à la justice de trancher.

Ca c’est l’interview récente (audio et retranscrite) du vice président des franchisés frondeurs de l’Association des franchisés Carrefour.
Tu n’es pas le seul à faire le parallèle avec l’agriculture ! ‹ ‹ Aujourd’hui on a quand même l’impression que la franchise Carrefour est devenue l’agriculteur de la grande distribution › › dixit l’interviewé …
On y trouve plus de détails sur les coûts d’exploitation et les conditions du recours à la franchise Carrefour pour les franchisés :

« Le franchisé Carrefour est devenu l’agriculteur de la grande distribution » : Le cri d’alerte des franchisés sur un modèle en crise - Mars 2025 - Je Bosse en grande distribution

« Le franchisé Carrefour est devenu l’agriculteur de la grande distribution » : Le cri d’alerte des franchisés sur un modèle en crise

Interview avec Anthony Thébaud franchisé Carrefour à Rennes depuis 2012 et vice-président de l’Association des Franchisés Carrefour (AFC) qui explique les conditions à laquelle sont confrontées de nombreux franchisés.

Depuis plusieurs années, les franchisés sous pavillon Carrefour dénoncent une situation économique de plus en plus intenable. Entre marges réduites, loyers en hausse et difficulté à négocier avec leur enseigne, ils se battent pour préserver leur rentabilité. Anthony Thébaud, franchisé Carrefour à Rennes depuis 2012 et vice-président de l’Association des Franchisés Carrefour (AFC), tire la sonnette d’alarme et explique pourquoi de nombreux exploitants se mobilisent aujourd’hui pour changer le modèle.

Dans un podcast, il nous partage sa passion du métier mais aussi ses inquiétudes quant au modèle de la franchise.

Écouter le podcast

Un modèle de franchise qui s’est dégradé

Ancien défenseur du modèle Carrefour, Anthony Thébaud a vu l’évolution du système depuis plus de 13 ans. Il se souvient d’une époque où la location-gérance était un tremplin vers l’indépendance : « j’ai démarré en bas de l’échelle à une époque où la location-gérance Carrefour était un modèle vertueux, qui donnait aux jeunes envie d’entreprendre pour devenir leur propre chef d’entreprise et accéder à la propriété d’un fonds de commerce », raconte en préambule le chef d’entreprise.

Mais en l’espace de 10 ans, ce modèle a évolué dans un sens inquiétant, selon lui : « ce qu’on dénonce aujourd’hui, c’est que ce modèle économique est perturbé par la gourmandise de Carrefour. Ils ont augmenté de manière exponentielle les loyers, qui étaient viables à environ 4%, et qui aujourd’hui oscillent entre 9 et 12% », alerte notre invité. Alors que les coûts d’exploitation explosent, les franchisés sont pris à la gorge : « le problème, c’est que la marge n’a pas suivi. Pendant ces treize années, la marge que Carrefour nous a donnée n’a évolué que de 1 % », regrette-t-il.

La conséquence ? Les franchisés Carrefour se retrouvent avec une rentabilité en chute libre et des conditions de travail de plus en plus difficiles.

Les achats, un levier de survie pour les franchisés : la genèse du projet X

L’un des points clés du combat des franchisés repose sur les conditions d’achat des marchandises imposées par Carrefour. Selon Anthony Thébaud, les prix d’achat sont de 10 à 15% plus élevés que ceux de leurs concurrents, ce qui explique les prix de vente parfois perçus comme excessifs en magasin : « notre client, la première remarque qu’il nous fait, c’est : “Oui, le patron vit bien, vu le prix auquel il vend la marchandise.” Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que la marchandise est vendue cher parce qu’on l’achète cher », explique Anthony.

Face à cette impasse, les franchisés ont décidé de réagir en mettant en place un projet audacieux : le “projet X”, une initiative visant à transférer une partie de leurs achats vers un autre distributeur.

Aujourd’hui, on arrive à trouver des solutions qui nous permettent d’acheter 15% moins cher cette marchandise, justement au travers ce projet de transfert d’achat. Donc c’est qu’il y ait un problème. Si aussi petits nous sommes, on arrive à trouver des solutions individuelles ».

Le “Projet X” : une réponse aux silences de Carrefour

Face à un dialogue de plus en plus fermé avec leur enseigne-mère, les franchisés ont entrepris une action forte : « nous avons tenté plus de deux ans de négociations ouvertes avec la direction de Carrefour, qui n’ont pas abouti. Ils nous ont proposé une médiation, qui n’a pas abouti non plus. Aujourd’hui, cela fait 18 mois que nous avons assigné Carrefour en justice, et nous avons été rejoints par le ministère de l’Économie ».

D’ailleurs, le soutien du ministère de l’Économie a été un tournant décisif explique le chef d’entreprise : « c’est l’élément déclencheur qui a permis de confirmer et de valider notre partenariat avec un autre distributeur, et de pouvoir justement démarrer les tests ».

Ce partenariat, soigneusement gardé secret pour éviter les représailles, permet aux franchisés d’acheter leurs marchandises à des prix plus compétitifs :

Notre job, c’est de protéger ce fournisseur le plus longtemps possible, pour permettre à nos adhérents de retrouver un souffle dans leur exploitation ».

À terme, ce projet pourrait représenter un changement majeur dans la gestion des achats des franchisés : « nous prévoyons de transférer 200 millions d’euros de marchandises d’ici 2027, ce qui permettra de réinjecter 30 millions d’euros de marge dans nos magasins ».

Des magasins au bord de la faillite

L’urgence est bien réelle. Pour Anthony Thébaud, de nombreux magasins Carrefour sont en grande difficulté financière : « l’année dernière, nous avons reçu 52 dossiers de location-gérance en cessation de paiement. Ce n’est pas normal, ce n’est pas censé arriver », déplore le franchisé Carrefour

La situation met en péril des centaines d’entrepreneurs et leurs employés : « Quand tu recherches des employés qualifiés et que tu ne peux pas leur donner 13 ou 14 mois de salaire comme le font d’autres concurrents, tu te retrouves en désavantage. Ce n’est pas ce que le contrat de franchise Carrefour nous promettait ».

Les franchisés dénoncent également des amplitudes horaires intenables : « il y a des amplitudes horaires énormes dans nos concepts. On l’accepte, on est là, mais humainement, on ne peut pas tenir 80-90 heures par semaine juste parce que l’équilibre économique n’est pas là ».

Aujourd’hui, on a quand même l’impression que le franchisé Carrefour, est devenu l’agriculteur de la grande distribution »

Un avenir incertain mais combatif

Malgré les difficultés, Anthony Thébaud reste déterminé à défendre les franchisés : « 2025, on est combatif donc on y va. On est sur un projet qui moralise tout le monde vraiment, qui frustre énormément Carrefour. Mais c’est la conséquence de leur manque de dialogue ».

Les franchisés ne demandent pas l’impossible : « On aime Carrefour, on aime nos magasins, nos concepts, nos clients le reconnaissent. Mais il faut une entreprise pérenne qui permette à l’exploitant d’en vivre dignement, et pas d’ouvrir à 6h, fermer à 22h, sept jours sur sept », rappelle-t-il.

Ils appellent à un changement de modèle : « on ne veut pas juste taper sur Carrefour. On veut travailler ensemble dans la même direction, comme nos collègues d’Intermarché ou Système U. Nos problématiques sont les mêmes partout en France ».

Aujourd’hui, pour de nombreux franchisés Carrefour est perçu comme un simple fournisseur, voire un bailleur de fonds, au lieu d’être un partenaire : « Carrefour transforme son modèle pour n’avoir que des locataires-gérants, plus faciles à gérer. Mais il devient juste un bailleur de fonds, il ne fait plus son travail de base d’être commerçant ».

En attendant une décision de justice et un éventuel retour au dialogue, les franchisés poursuivent leur combat pour un modèle plus juste, où chaque acteur – enseigne, exploitant et consommateur – pourrait y trouver son compte.