La franchise de Carrefour Proximité en questions - Article LSA - 26 Mars 2025
Par magali Picard
La Franchise de Carrefour Proximité en question
Les relations avec le distributeur et ses franchisés sont-elles équilibrées ? Chacun respecte-t-il ses droits et ses devoirs ? À l’heure où le débat prend de l’ampleur au niveau juridique et médiatique, enquête.
Anecdotique il y a quelques années, le conflit qui oppose un noyau de franchisés de la proximité de Carrefour à leur franchiseur a pris de l’importance depuis des mois. Le 20 heures de France 2 s’est même emparé du sujet dans l’une de ses récentes éditions pour montrer dans quelle situation critique seraient certains franchisés. Des analystes se sont alarmés du risque que ferait courir ce différend s’il était amené à faire évoluer en profondeur les conditions d’exercice de la franchise dans un groupe où elle revêt une importance considérable, voire indispensable, car pièce maîtresse de la rentabilité.
Un fonds activiste, Whitelight Capital, s’est engouffré dans la brèche, estimant que la stratégie de Carrefour se devait d’évoluer au risque d’aller dans le mur, mais sans beaucoup plus d’éléments que ceux des 260 frondeurs autoproclamés. Ces derniers viennent de créer une structure d’achat en propre au nom mystérieux, Projet X, pour obtenir, selon eux, de meilleurs prix et conditions d’achat qu’avec Carrefour. Depuis plusieurs mois, arguments et contre-arguments circulent sur le sujet, la plupart du temps sur les réseaux sociaux, ainsi que des chiffres parfois fantaisistes et difficilement vérifiables. Pour se faire une vraie idée des enjeux, LSA a listé à date les six grandes questions que pose ce conflit en tentant d’y apporter les réponses les plus factuelles possibles.
Quel est le vrai poids de la franchise chez Carrefour ?
C’est connu, les chiffres veulent tout et rien dire. Un fait certain, la franchise et la location-gérance ont pris de plus en plus d’importance au sein de Carrefour France depuis l’arrivée d’Alexandre Bompard en 2017. Le cap, symbolique pour un groupe intégré, a été passé en 2023. Cette année-là, la moitié du chiffre d’affaires du groupe en France est réalisée sous franchise. Si les hypers franchisés ou en location-gérance sont loin de représenter la totalité du parc de magasins (33 %), les supermarchés s’en rapprochent (70 % du parc en franchise) et la proximité a atteint les 100 %, héritage de Promodès oblige.
Le PDG, Alexandre Bompard, n’a jamais fait mystère des raisons de ce changement de modèle : l’amélioration du résultat opérationnel courant (ROC) est due en partie à la transformation des modes d’exploitation, autrement dit au passage du statut intégré à la location-gérance et à la franchise. Clément Genelot, analyste chez Bryan, Garnier & Co, estime que la quasi-totalité du ROC France provient de la franchise, en particulier de la proximité. « En 2024, la proximité a dégagé un résultat de 764 millions d’euros sur 1,04 milliard d’euros. » Selon lui, Carrefour sera obligé un jour ou l’autre de se pencher sur l’équilibre de ce modèle. « Ne pas mettre fin au conflit sur la franchise pourrait avoir un impact négatif sur la rentabilité. » Pour autant, le modèle continue d’attirer de nouveaux candidats.
Les chiffres
- 75 % du résultat opérationnel courant de Carrefour France provient de la proximité en franchise
Source : estimation Bryan, Garnier & Co
- 4 784 magasins de proximité en France en 2024, dont :
- Près de deux tiers exploités en franchise ou en location-gérance (Carrefour City, Contact, Express, Montagne)
- Un tiers sous contrat d’approvisionnement ou licences d’enseignes (Proxi,8 à Huit, partenariats avec les pétroliers…)
- 100 % du parc proximité en franchise ou en location-gérance
- 70 % des supermarchés en franchise ou en location-gérance
- 33 % des hypers en franchise ou en location-gérance
- 7,8 Mrds € de CA réalisés par la proximité (et autres formats), 17 % du CA total de Carrefour France
Sources : LSA/Carrefour
« En dix ans, Carrefour a permis à 1000 locataires-gérants de devenir franchisés. Sur 3000 magasins, une quinzaine seulement ferment par an et l’an dernier, nous avons créé 454 points de livraison ou magasins de proximité. Cette année, à fin février, Carrefour en a déjà ouvert 44. » Benoît Soury, directeur exécutif de la proximité chez Carrefour
Est-ce qu’un franchisé Carrefour est libre de s’approvisionner à l’extérieur ?
Comme toute relation entre un franchiseur et un franchisé, chacun a des droits et des devoirs. Le franchisé signe avec Carrefour un contrat d’approvisionnement qui tient en une dizaine de pages et sept articles, d’après celui que LSA a consulté, datant de 2019. Bien sûr, il a intérêt à s’approvisionner auprès de la centrale d’achats du franchiseur pour bénéficier de volumes et de conditions d’achat intéressantes. Jusque-là, logique. Chez Carrefour, le franchisé ne doit pas aller au-delà de 25 % d’approvisionnements extérieurs, locaux en général. Il doit acheter à hauteur de 75 % à son franchiseur. Là encore, la proportion n’a rien d’exorbitant.
Là où le bât blesse, selon François-Xavier Awatar, avocat chez Francis Lefebvre, chargé de la défense des franchisés, c’est dans le « taux de fidélité achats », qui doit être de 45 ou de 50 %, selon le contrat signé. Son mode de calcul (montant des achats hors taxes réalisés auprès de la centrale sur le CA TTC du magasin) ne se retrouverait pas dans les autres réseaux de franchise. « Cette obligation s’avère quasi exclusive car, pour obtenir des ristournes tarifaires, il faut aller jusqu’à 85 ou 90 % d’approvisionnement chez Carrefour », estime l’avocat. Ces ristournes permettent au franchisé de dégager du résultat. Face à ce constat, les franchisés frondeurs, réunis dans l’Association des franchisés Carrefour (AFC) depuis 2020, ont créé un système d’approvisionnement parallèle depuis plusieurs mois. Baptisé Projet X, il leur permet d’acheter 10 % de marques nationales (en volume) à un meilleur prix auprès d’un autre distributeur. Pas de quoi ébranler le modèle Carrefour. « Les franchisés usent de leurs droits contractuels à acheter de la marchandise en dehors des entrepôts », commente-t-on chez le distributeur.
- 75 % d’approvisionnement en volume chez Carrefour
Source : Carrefour
« En achetant 10% de marques nationales ailleurs que chez Carrefour, nous perdons un euro de ristournes mais gagnons 4 euros de marge brute chez notre partenaire. » Anthony Thébaut, vice-président de l’AFC
Quels sont les types de contrats de franchise chez Carrefour ?
Ils sont multiples. Première étape avant la franchise, la location-gérance qui concerne 1 250 des 2 800 franchisés. Propriétaire du fonds de commerce, Carrefour supporte l’investissement dans la création du magasin qu’il livre prêt à être rempli et à ouvrir. Le locataire-gérant verse une redevance qui paie l’amortissement et le loyer. « En moyenne, plus de 60 % des locataires-gérants deviennent franchisés dans les quatre premières années », explique Benoit Soury, directeur exécutif de Carrefour Proximité France.
Deuxième type de contrat, celui qui soulève moult interrogations, la franchise participative, qui concernerait 1 450 magasins. Celle-ci repose sur un pacte d’associés dans lequel le franchisé détient 74 % du capital de la société d’exploitation et Carrefour 26 %, ce qui lui permet d’avoir une minorité de blocage. Là est le point d’achoppement du conflit avec l’AFC, les franchisés dénonçant l’impossibilité de voler de leurs propres ailes au bout de sept ans, durée du contrat signé avec Carrefour. Ce sont les clauses 2 et 15, pointées par François-Xavier Awatar : la première qui limite l’objet social de la société à n’exercer que sous une enseigne Carrefour et la seconde stipulant que « toute décision stratégique, dont le prêt, la prise à bail d’un nouveau point de vente ou encore la modification de l’enseigne et des statuts, est soumise à l’accord de la majorité des trois quarts et donc de l’associé franchiseur ». Normal, rétorque Carrefour, qui estime avoir assumé le risque de départ, payé les investissements… Dernier type de contrat, la franchise simple, qui représente moins de 5 % du parc.
- 1 450 magasins en franchise participative
- 1,5 % du CA : le taux de la redevance payée par le locataire-gérant
Source : LSA
« La franchise participative peut être un excellent outil de développement, dès lors que les conditions d’entrée et de sortie sont connues du franchisé. »
Nathalie Dubiez, consultante et experte en franchise
Quel est le niveau des prix et des marges de la proximité de Carrefour ?
Jimmy Merrien, franchisé depuis neuf ans d’un Carrefour Express à Moncontour (22), a le coffre de sa voiture rempli de café Carte noire qu’il achète… chez Metro, à 2 €, au lieu de 3,65 € en sortie entrepôts Carrefour. « Notre marge brute est de 23 %, pas plus, sinon les ristournes peuvent être supprimées. Nous sommes donc parfois obligés d’aller nous approvisionner ailleurs. Des magasins de proximité similaires comme Coccimarket sont à 32 ou 33 % de marge. » Certes, il faut tenir compte des coûts d’exploitation élevés dans la proximité, notamment en termes de logistique et de loyers. Des coûts qui ont augmenté depuis dix ans et sans comparaison avec ceux des indépendants. En réalité, la seule question est de savoir le niveau de la marge sur entrepôts et celui du prix de cession aux magasins. Jimmy Merrien évalue la première autour de 20 % et se félicite d’avoir transféré 16 à 17 % de ses achats dans le Projet X.
- 23%, la marge brute du franchisé
- 15 à 20% plus chers les prix de Carrefour Proximité par rapport à la concurrence
Source : franchisés
Que risque Carrefour avec les conflits juridiques ?
C’est tout ou rien. « Dans un réseau de franchise, il y a 15 à 20 % de mécontents, un tiers qui surperforment et un ventre mou », explique Nathalie Dubiez, consultante. Chez Carrefour, l’ampleur médiatique du conflit porté par l’AFC ne correspond pas à son poids, ses 260 membres revendiqués pesant entre 10 à 15 % du parc total. Mais l’assignation de Bercy en juin 2024 aux côtés de l’AFC donne une tournure nouvelle. Le ministère de l’Économie, rejoint par le parquet du tribunal de commerce de Rennes en février dernier, a listé une dizaine de clauses reflétant un « déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ». Et réclame une amende record de 200 millions d’euros, risque maximum encouru par Carrefour. Par ailleurs, celui-ci ferait face, de son propre aveu, à 26 procédures judiciaires en cours sur la franchise en France. L’image et la réputation de Carrefour en ressortent ternies. Comme le note Laurent Delafontaine, consultant, « cela devient compliqué pour eux. Les candidats à la franchise y vont à reculons ». De son côté, Carrefour défend un « modèle solide », sous-entendu plus que Casino ou Auchan.
« Si Bercy obtient satisfaction, il peut imposer à Carrefour de revoir ses contrats de franchise. Mais il n’est pas sûr du tout que sa demande soit recevable. »
Jean-Baptiste Gouache, avocat spécialisé dans la distribution
Quel est le calendrier des procédures judiciaires en cours ?
Prochaine échéance, l’audience au tribunal de commerce de Rennes, le 5 juin prochain. Ce jour-là, devrait être examinée l’assignation de Carrefour par Bercy et l’AFC, faite le 11 juin 2024. Prix de revente conseillés « excessifs et non compétitifs », obligation de fidélité « quasi exclusive » et surtout franchise participative… toutes ces clauses sont dans le viseur de Bercy. Pour Carrefour, qui affirme avoir gagné tous ses procès jusque-là, « remettre en cause la notion de franchise participative, c’est remettre en cause le droit de l’actionnaire minoritaire ». Il faudra attendre le 5 juin pour savoir si la demande de Bercy est recevable ou non et ensuite s’il y a un jugement sur le fond, il ne devrait pas intervenir avant fin 2026.