Bonjour à toustes,
tout d’abord je suis désolé d’avoir pris tant de temps pour répondre. Je ne savais pas par quel bout le prendre. De plus j’attendais les réponses de Charles aux points précédents ;).
En relisant nos échanges, le sujet du salariat m’a particulièrement interpellé, en raison de ses implications fondamentales dans nos modèles respectifs. Et notamment car vos réponses sont aussi pas mal là dessus (peut-être car vous êtes plusieurs à être salariés de ces structures). J’ai déjà partagé mes inquiétudes concernant les aspects pratiques du salariat, mais je souhaite aujourd’hui continuer au regard de deux points mis en avant par les comptes-rendus de la Cagette : l’autogestion et l’anticapitalisme. Je pointe la Cagette en particulier car j’en ai des représentants et pour éviter « Ça c’est la Louve, nous c’est pas pareil ».
Je reconnais bien sur les efforts de la Cagette et même des autres initiatives pour créer un supermarché différent, et je peux comprendre l’importance que vous accordez à des valeurs telles que l’autogestion et l’anticapitalisme. Cependant, je me permets de soulever des réserves quant à la façon dont ces éléments sont mis en avant dans la communication (externe comme interne via le choix des termes dans les formulaires de satisfaction où 66 % et 62 % des membres viendraient pour ces éléments et l’autogestion serait un des quatre éléments plébiscités où la Cagette est à la hauteur des attentes). Je vais partager mes préoccupations sur la compatibilité de ces aspirations avec le modèle en place, ce qui le sous-tend et ces possibilités d’évolution. Les prétentions étant fortes, la critique sera probablement au diapason.
Déséquilibre salariés / membres
Les observations pertinentes formulées par Elefan suscitent inévitablement des réflexions approfondies. L’idée centrale d’autogestion se fait entre pairs. Elle prend une nuance complexe (voir impossible?) lorsqu’elle est appliquée à un projet englobant une variété d’acteurs, des salariés aux bénévoles.
Elefan souligne judicieusement les défis liés à la dynamique du salariat. Les salariés s’impliquent de manière disproportionnée, créant ainsi une élite. Dans le cadre autogestionnaire nous ne sommes pas à l’abri de ce phénomène via des élites informelles : mais c’est alors une dérive et non pas une chose établie d’emblée et c’est une dérive qui ne peut prendre une telle ampleur. Jo Freeman nous dit que contre l’élite il faut pouvoir révoquer. C’est difficile lorsqu’un projet autogestionnaire dévie, c’est bien plus compliqué avec le salariat car se rajoute EN PLUS, le statut juridique : bien que les garanties étatiques entourant le salariat soient cruciales, elles introduisent simultanément des déséquilibres et limitent la capacité des coopérateurs à révoquer certains individus.
Supermarché coop et SCIC : ce que ça nous dit de l’autogestion
Il est intéressant de relever les réserves d’Antonin vis-à-vis de notre notion de ‹ bourgeois collectifs ›, notamment en ce qui concerne la critique potentielle des coopératives de producteurs. Cette question fait l’objet d’une élaboration plus bas.
Je peux reconnaître que, dans une certaine mesure, une forme d’autogestion peut exister au sein d’une SCOP (coopérative de producteurs), où des pairs partageant des intérêts similaires se réunissent. Néanmoins, cette dynamique semble rencontrer des défis lorsque des individus aux statuts différents sont regroupés, rendant par définition l’autogestion impossible
En examinant la SCIC, qui intègre des membres aux statuts variés tels que salariés, bénévoles et bénéficiaires, il apparaît une filiation claire avec la Cagette et les supermarchés coopératifs. Cependant, la mise en œuvre nécessite une compréhension approfondie des dynamiques propres à chaque type de membre. Il est crucial de reconnaître que la coexistence de divers statuts au sein d’une structure coopérative, nécessite une gestion attentive des dynamiques et des divergences d’intérêts.
Il faut observer que le modèle de la SCIC, en tant que structure coopérative, prend dès le départ en compte et reconnaît explicitement les divergences d’intérêts qui peuvent exister entre ses membres. Cette reconnaissance se concrétise par la mise en place de mécanismes visant à limiter le pouvoir de certains et à accroître celui des autres, notamment par le biais de collèges distincts. Ces pratiques visent à rendre visibles les différences d’intérêts, instaurant ainsi un contre-pouvoir assumé et efficace au sein de la coopérative.
En comparaison, il est frappant de constater que la Cagette, et même d’autres supermarchés coopératifs tels que La Louve, semblent encore loin de cette approche (pour la Louve c’est peu de le dire). Théoriquement, la SCIC propose dès le départ la reconnaissance et la prise en main de ces différences. Cependant, dans le discours de nombreux supermarchés, en particulier la Cagette, et même dans les échanges sur cette page, cette divergence est souvent minimisée. Cette observation est en ligne avec les inquiétudes exprimées par Antonin, qui souligne que décréter que quelque chose n’existe pas ne les élimine pas, mais les relègue plutôt sous le tapis et suscite une suspicion légitime, notamment car « ceux qui disent qu’il n’y a pas de pouvoirs sont souvent ceux qui se le sont accaparé » (Antonin).
Dans la pratique, nous pouvons voir que ces coopératives, y compris la Cagette, semblent évoluer vers le modèle de la SCIC, bien que cela se fasse par tâtonnements. Ces hésitations théoriques à reconnaître et à traiter ouvertement ces différences participent de cette lenteur à, voir le refus d’, adopter d’autres approches.
Il y a donc un retard notable dans les pratiques de la plupart des supermarchés coopératifs vis à vis des SCIC. Or, les SCIC ne sont pas en plus la panacée. Il faudrait s’empresser déjà de faire aussi bien mais rapidement de les dépasser. L’ESS n’est pas autogestionnaire ni anticapitaliste, au contraire, elle s’y insère parfaitement et c’est en ce sens qu’elle est institutionnalisée par l’État. D’ailleurs le constat que rien d’autogestionnaire ni d’anticapitaliste n’émerge, rappelle le paradoxe que même dans le monde financier capitaliste, des éléments de participation et de votes des actionnaires existent, sans pour autant remettre en cause le système !
Le bourgeois collectif : les salariés
Je reviens sur la notion de « bourgeois à plusieurs » qui a suscité des réactions de la part d’Antonin. Il exprime sa préoccupation en disant : « Lire ça de la part de pseudo-anarchistes, c’est la honte… la CNT doit se retourner dans sa tombe. »
Il est important de souligner que cette notion ne provient pas de nous, mais trouve ses racines chez des penseurs comme Bakounine et au sein de la seconde internationale. Je ne pense pas qu’il soit un pseudo-anarchiste ni si ces références feraient honte à la CNT :). Je pense que cette perspective critique à l’égard des formes coopératives de production, bien que vieille d’un siècle et demi, mérite d’être entendue et comprise. C’est une préoccupation historique partagée par des penseurs anarchistes. En ce sens, plutôt que de susciter le mépris, cette critique mérite une réflexion approfondie et une compréhension contextuelle.
Pour illustrer cette perspective, citons un extrait de Bakounine dans « Lettre aux rédacteurs du Proletario Italiano » : « Les sociétés productrices offrent pourtant au point de vue de l’émancipation ouvrière un danger : celui de créer au sein même des masses ouvrière une classe nouvelle d’exploiteurs du travail du prolétariat. […] ils représentent tous ensemble un bourgeois collectif exploiteur. C’est en vue de ce danger que le second congrès de l’Internationale tenu à Lausanne en septembre 1867 […] a voté la résolution suivante : « Le Congrès pense que les efforts tentés aujourd’hui par les associations ouvrières […] tendent à constituer un quatrième état ayant en dessous de lui un cinquième état plus misérable encore (la grande masse du prolétariat)» ».
En résumé, Bakounine note que dans certaines sociétés coopératives, les salariés de longue date adoptent collectivement un comportement similaire à celui d’un bourgeois propriétaire vis-à-vis des nouveaux salariés. Dans le contexte qui nous intéresse, il est pertinent de faire un parallèle entre les salariés et les autres membres de la coopérative.
Je maintiens donc l’idée qu’il existe dans certains supermarchés coopératifs une dynamique de bourgeois collectifs, une forme d’aristocratie salariale qui s’est développée et qui peut peser sur le modèle coopératif. La Louve est citée en exemple, tout comme d’autres supermarchés qui semblent être lancés par des entrepreneurs cherchant à se salarier, entre autres.
Le bourgeois collectif : les membres
Il est important de reconnaître une réalité soulevée à juste titre par Antonin et NoorB_Breizhicoop : dans de nombreux supermarchés coopératifs, la situation des salariés est souvent marquée par une certaine exploitation, avec des rémunérations ne reflétant pas toujours l’investissement et l’énergie déployés. Cette observation ne remet pas en question le concept de bourgeois collectif, mais suggère plutôt que ce rôle pourrait dans ces cas là être attribué aux membres de la coopérative. Ceci crée un parallèle avec les actionnaires votant les résolutions dans le contexte financier traditionnel.
En mettant en avant le fait que certaines personnes préfèrent un service de qualité sans un investissement direct, choisissant plutôt de rémunérer d’autres pour cela, on peut interpréter ce comportement comme une manifestation de bourgeois collectif. Comme je pourrais (sous)-payer quelqu’un pour tailler les haies de ma propriété. Et c’est exactement l’inverse de l’autogestion !
En somme, ces points soulignent de manière concise certaines des contradictions qui peuvent émerger dans la pratique des supermarchés coopératifs, particulièrement lorsque des services sont rémunérés par commodité, affaiblissant gravement ainsi les arguments en faveur de l’autogestion et de l’anticapitalisme.
Autogestion : récupération d’un terme
Il est crucial d’aborder la question de l’usage du terme d’autogestion, notamment dans le contexte de la Cagette. Antonin martèle la diversité des visions de l’autogestion, sans toutefois préciser leurs origines ni reconnaître les récupérations politiques qui ont parfois altéré ce concept et dont il se fait l’héritier, malgré lui probablement.
À ce titre, Maurice Joyeux (c’est pas Bakounine, mais tout de même) a souligné les récupérations politiques de l’autogestion par les partis de gauche dans les années 70 : « L’autogestion de Marchais c’est du stalinisme débarbouillé pour faire neuf, celle de Maire du spiritualisme de carrefour populaire, celle de Rocard de l’électoralisme de circonstance, et j’ai bien peur que, pour beaucoup de jeunes camarades, l’autogestion ne soit rien d’autre qu’un gadget où ils fourrent toutes les idées, bonnes ou mauvaises […]. » Marc Prévotel (militant ouvrier, anarchiste et syndicaliste) a démontré très bien la reprise réactionnaire du terme (notamment à des fins corporatistes), ce qui le pousse à qualifier ce terme de « fascisme rampant ». Il le démontre en reprenant les propos d’Albert Meister sur la récupération en Yougoslavie ou en Algérie. Il le démontre également par le soutien l’église catholique à l’autogestion avec en France Chevènement et la CFDT, et mieux encore Jean XXIII et le soutien à cet esprit dans le concile Vatican II. Ces analyses soulignent le risque de déviation du concept vers des interprétations politiquement biaisées.
En interpellant la diversité des visions de l’autogestion, il est essentiel de reconnaître et de comprendre les diverses récupérations politiques qui ont altéré ce concept. Cela permettrait d’éviter une dilution du concept original et d’assurer une compréhension plus nuancée de son application, notamment dans le cadre des supermarchés coopératifs tels que la Cagette. Et peut-être une humilité vis-à-vis de la compréhension de ce terme.
À propos de l’anticapitalisme
Le modèle, l’ESS et le capitalisme
J’ai évoqué précédemment le lien avec l’Économie Sociale et Solidaire (ESS), et je souhaite approfondir cette réflexion. Les trois critères caractérisant une structure relevant de l’ESS sont l’utilité sociale, la démocratie, et le profit limité. Les supermarchés coopératifs s’inscrivent pleinement dans ces critères. Sans proposer tellement plus. Il est important de noter que l’ESS est intrinsèquement capitaliste. Comme le souligne Éric Martin, professeur de philosophie et expert en théorie critique de la valeur, l’économie sociale (un oxymore) a souvent été présentée comme une alternative économique par la gauche depuis les années 1980, cependant dans les faits elle « s’est avérée une forme laïcisée de la charité chrétienne, qui a de tout temps maquillé l’exploitation sous des couverts de justice sociale ».
Le salariat comme fondement du capitalisme
De surcroit, l’idée de « travail abstrait » dans la perspective marxienne met en lumière le fait que le travail constitue une médiation sociale spécifique au capitalisme. C’est la première fois dans l’histoire qu’une société, ici capitaliste, établit le « travail salarié » comme le principal, voire l’unique, mode d’interaction sociale entre ses membres. (Cela fait écho à la réflexion précédente sur le fait que des individus paient collectivement des salariés pour gérer leurs approvisionnements.) Le salariat, en tant que fondement du capitalisme, est au cœur de la manière dont nous interagissons socialement. Ainsi, baser un modèle sur le salariat n’est pas une démarche anticapitaliste, mais plutôt une reproduction acritique de la modalité de médiation sociale inhérente au capitalisme (pire quand en plus vous en défendez la nécessité).
Le modèle de supermarché coopératif m’apparait fondamentalement pas anticapitaliste. Je lui accorde volontiers des points pour son refus du capitalisme financier (même si son fonctionnement « démocratique » rappelle souvent celui d’une entreprise cotée en bourse avec ses actionnaires) et une réticence envers certaines formes de propriété lucrative.
Conclusion
Il me semblait important pour plusieurs éléments de voir d’où les choses viennent, dans quoi elles s’inscrivent pour les remettre en perspectives et en voir les limites. Le modèle du supermarché coopératif pour toutes ces raisons ne me semble pas prometteur pour une société anticapitaliste. Il n’est pas autogestionnaire et ne pourra l’être tant qu’il y aura des salariés. Ce n’est pas forcément grave, sauf quand vous vous en réclamez et que vous participez de la récupération de ce terme.