Bonjour,
je suis l’une des personnes qui a pondu cet « étron nauséabond ».
Je vais tâcher de dialoguer, sans trop de mauvaise foi 
Tout d’abord, annonçons d’emblée que notre écrit sur Frustration souhaite s’inscrire dans la ligne éditoriale de celui-ci, d’où l’usage du terme « bourgeois » et de la posture de « frustré »
. Elle est ici assumée et n’est pas à prendre totalement au premier degré, c’est un parti pris de rédaction. Cela se veut un peu polémique, donc assumant une position de challenger (que le modèle autogéré a par rapport au modèle supermarché coop « sur-médiatisé »), pour que même à gauche nous poussions plus loin et nous interpellons sur les limites de nos projets fétiches, tout en soumettant ainsi le notre à la critique.
Nous ne sommes pas par ailleurs des « militants de l’autogestion » d’entrée de jeu. Nous sommes d’abord des individus qui ont essayé différents modèles et qui s’attachent à faire connaître celui qui leur semble le plus intéressant.
Nous n’avons pas attaqué des personnes (à l’exception des « entrepreneurs »
) mais des modèles dans les limites qu’ils ont, à fortiori quand ces points sont sujets de la propagande des ses promoteurs (car nous n’avons pas l’exclusivité de la pratique
). Je regrette Charles ton agressivité envers nous et le fait que tu tombes dans tout ce que tu nous reproches et pire encore ! (et ce qui est interdit sur ce forum
).
Maintenant les politesses échangées :), laissons de côté nos formes malheureuses et si vous le voulez bien saisissons l’occasion de discuter plus avant de tout ça. Il serait dommage pour nous que vous en restiez à : « tournés autrement, les arguments auraient pu nous faire réfléchir sur nos pratiques. ». Nous ne voudrions pas que notre interpellation qui ne rentre pas dans les codes attendus vous empêche d’y réfléchir et d’avoir vos retours sur nos propres pratiques et leurs limites. D’où mon intervention ici pour alimenter la discussion et sortir du format figé de notre article.
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Histoire d’amorcer, je liste ici sommairement les critiques principales que nous avons rédigé et que vous n’avez pas encore reprises pour que vous me pointiez clairement celles qui tapent justes
et celles qui tombent à côté
. Nous parlons ici du modèle, tel qui nous semble majoritairement mis en œuvre, tel qu’il est souvent promu et pensé par ses promoteurs ou fondateurs. Toutes les initiatives ne cochent pas toutes les cases, évidemment. Dans l’ordre d’apparition :
- reprise des promesses de la grande distribution
- heures obligatoires notamment pour créer un attachement des bénévoles au supermarché
- incapacité théorique et pratique de l’AG à être un moment démocratique
- en conséquence faillite de l’aspect démocratique et de coopération aux décisions du plus grand nombre car absence d’instances la permettant
- « nous n’étions pas satisfaits de l’offre alimentaire » : l’offre est équivalente à celle de nombre de supermarchés, des produits locaux (par exemple à la louve) qui viennent de grossistes et tout ça rarement au niveau d’une biocoop par exemple (qui est aussi un modèle coopératif à l’origine) .
- Les prix sont relativement élevés : 20 % de marge en moyenne.
- investissement militant et financier énorme pour le lancement et le fonctionnement.
- autogestion-washing : faire passer l’autonomie dans les tâches à effectuer pour de l’autogestion et s’en réclamer.
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Je vais aussi essayer d’étayer notre point de vue sur les éléments où Antonin pointe notre mauvaise foi, pour voir où l’on ne s’entend plus.
a. « Les supermarchés coopératifs étant factuellement plus efficaces et pragmatiques. » Nous pensons tout l’inverse. Si nous faisons un ratio « temps de lancement, temps humain nécessaire à son fonctionnement, fonds pour son lancement et son fonctionnement / nombre de personnes touchées, prix des produits, obligations» alors le modèle autogéré me semble bien plus efficace et pragmatique. Le seul aspect sur lequel l’emporte indubitablement le supermarché est le nombre de personnes au même endroit. (Et nous pensons que ce n’est pas une panacée, c’est d’ailleurs la cause de l’impossibilité de faire participer le plus grand nombre aux décisions). À notre sens le modèle autogéré produit l’essentiel pour infiniment moins d’efforts.
b. « votre parcours dans un supermarché coop ressemblera à celui dans un supermarché traditionnel » : Antonin tu poses ici un « non » catégorique. Peux-tu signaler les différences majeures que tu vois ? Pour illustrer notre point de vue, par exemple, voici en gros le parcours du consommateur à la Louve : contrôle à l’entrée (différence d’avec le supermarché classique, mais pas en mieux !:D), on fait ses courses, on ne pèse pas soi même les produits (quelqu’un poireaute là en attendant le chaland pour le faire à votre place car trop de gruge), vous passez à la caisse, quelqu’un y bipe vos produits, vous sortez la CB, merci au revoir. Tout cela sous l’oeil éventuel d’une caméra. On verra moins de pubs dans le local, mais néanmoins il y a du « facing »,des promos, des nouveautés, etc. Et nous retrouverons des barillas, des petits lus, … Bref, où vois-tu toi la différence si fondamentale qui te fais poser ce « non » sans détours ?
c. « Les produits vendus à la Louve sont plus chers qu’ailleurs ». Nous n’avons pas écrit ceci !
Nous avons écrit « à des prix toujours relativement élevés (application d’un taux de 20% de marge). » Ceci est la marge que nous connaissons dans la plupart des supermarchés coops, non ? Sachant que dans un supermarché classique, c’est 30 % en moyenne.
d. « Les salariés des supermarchés coop sont les seuls à « tirer profit » du bénévolat des membres ». Nous disons : « La valeur captée sur le travail bénévole est redistribuée essentiellement à quelques salariés. ». Mais ne chipotons pas, c’est en gros le message que l’on fait passer. Il n’est pas question ici de dire que les salariés roulent sur l’or, mais que contrairement à une pensée d’un commun ou même d’une simple coopérative un peu plus classique où tous les ouvriers se partagent à égalité les bénéfices de leur travail, ici il y a deux catégories de membres qui ne tirent pas les mêmes bénéfices. Et de surcroit il y a un fossé entre ce que gagnent les salariés et ce que gagnent les autres membres et que cela pèse sur les finances et donc sur la marge de manière sensible. D’ailleurs pour la plupart, les bénéfices qu’ils tirent des prix « moins chers » si ils ne font pas des grosses courses dans le supermarché et sur des produits où le prix est plus avantageux (le bio par exemple), ne valent pas les deux ou trois heures de travail obligatoires, si elles étaient payées à l’heure à un salaire médian.
e. « Les épiceries autogérées ont toutes les qualités et les autres alternatives ne sont que les suppôts du capital. » Notre article ne cherche pas à dire ceci. Il souhaite faire le bilan avec le recul de plusieurs années d’existence du modèle du supermarché coopératif en France et ce bilan nous semble peu flatteur, malgré les intentions et les bonnes volontés. Par ailleurs le modèle des épiceries autogérées existe et nous semble plus prometteur dans les expériences existantes, même si elles ont des limites. L’article ne vise donc pas à détourner pour ne pas « perdre son âme » et ne pas être un suppôt du capitalisme mais détourner d’un modèle qui a porté ses leçons et qui n’est plus guère porteur, qui a été une étape mais qui ne nous semble plus être une perspective future et qui ne préfigure pas une société à venir non-capitaliste. Ce bilan viendra en son temps pour les épiceries autogérées quand à nouveau de nouvelles formes apparaitront, plus porteuses.
Enfin, je prends au sérieux les critiques qui sont faites sur le modèle autogéré et ses limites et dangers et vais tenter de les adresser, histoire d’alimenter les choses dans les deux sens ! Et puis, je ne suis en aucun cas blessé, ces critiques nous ne nous les faisons en permanence. Loin de l’image de dévot à la cause « autogestion » qui se contenteraient de ressasser la doctrine, nous passons en réalité notre temps à questionner le modèle qui a notre préférence (et il l’a uniquement car c’est celui qui résiste le mieux à notre critique) et avons déjà maintes fois évoqué ces difficultés. Bref, quelques éléments de réponses 
I. L’article dans Frustration est limité à une certaine taille et nous ne pouvons pas y faire passer toutes les facettes des projets. Il faut choisir des angles et des messages. En tout cas, que quelques gus fassent la propagande de ce modèle ne dit rien de la manière dont le vivent les membres de ces épiceries. Les doutes et tâtonnements sont constants, la menace de repli suite à des dysfonctionnements trop promptes et tout ça ne tient que par la volonté de se faire confiance. C’est un pari, une sorte de prophétie autoréalisatrice, et donc très fragile, les incertitudes en embuscade. La seule certitude : la simplicité et la confiance font économiser aux militants et bénévoles bien des peines ! Mais pas toutes 
II. Tout le monde doit rendre des comptes ! Au contraire de ce qui est dit : la responsabilité va de paire avec la confiance et est centrale pour que ce type de bien commun fonctionne. Donc si quelqu’un utilise la liberté de décision qu’il a pour faire n’importe quoi : il lui en sera tenu rigueur. La confiance est à priori, elle n’immunise pas contre les réactions des autres.
III. Pour ce qui est des membres indéboulonnables, c’est un sujet ultra important dans toute initiative autogérée, ce qu’appelle Jo Freeman « la tyrannie de l’absence de structure ». Rien de nouveau ici. Ce groupe de membre est appelé « élite informelle ». C’est peut être l’enjeu le plus fort des épiceries autogéré : créer une atmosphère et culture de vigilance à ce sujet. Allié avec une culture de « vous voulez mettre en place quelque chose : faite le, vous êtes 100 % légitimes ». Ce qui permet à tout à chacun de prendre des décisions même si cela ne va pas à une quelconque élite informelle. Dans les épiceries autogérées si un petit groupe a décidé dans son coin que tel produit est interdit mais que la culture est bien posée alors n’importe quel membre pourra néanmoins le commander et le mettre en rayon. Chose impossible dans tous les autres modèles. Dans les supermarchés coopératifs les indéboulonnables sont les salariés et les membres des bureaux contre lesquels il faudrait sacrément se mobiliser pour arriver à en changer. Donc oui ce n’est pas parfait, il y a un risque, mais le poids d’une élite (formelle ou informelle) et la difficulté de s’en débarrasser ou faire sans/contre est bien plus facilité dans les épiceries autogérées que dans les autres modèles. Reste que c’est LE point de vigilance.
IV. Concernant la confiscation du système par ceux ayant plus de moyens sociaux-culturels : en effet celles et ceux qui ont les moyens socioculturels vont pouvoir agir plus librement. Mais il me semble que cela est pire dans les autres modèles et qu’il faut maitriser encore plus de codes pour pouvoir prendre des décisions et des initiatives pour le collectif. Sans parler de la maitrise de l’informatique et de la complexité que représente la gestion d’un supermarché coopératif. Sans parler du fait d’y être salarié !
Néanmoins c’est un sujet dont nous sommes conscients et nous expérimentons ! Par exemple il existe une épicerie autogérée dans un quartier des hauts de france où on ne peut pas dire que les membres soient privilégiés. Et pourtant : ça tourne. Néanmoins il a semblé opportun que le milieu soit homogène et donc l’épicerie réservé aux habitants du quartier. Ce n’est donc pas tout à fait parfait mais cette solution de compartimenter les épicerie par milieu socioculturel semble pallier le problème. Et il fait sens car chaque épicerie peut répondre aux aspirations propres à chaque groupe et que chaque épicerie ne touchant que quelques dizaines / centaines de membres elles sont assez locales.
V. La plupart du temps les tâches admins sont des postes tournants. De surcroit ils ne représentent quasiment pas de travail, surtout en comparaison des supermarchés coopératifs : certaines épiceries autogérées ne font même pas de compta ! Notons, pour le ménage par exemple, qu’une petite épicerie, comme un supermarché coopératif, ne peut transformer toutes les déterminations sociales quand les personnes franchissent le seuil. Ils participent nous l’espérons à en faire l’affaire de toustes mais c’est un travail de longue haleine.
VI. La feuille de caisse est un outil d’auto-contrôle, d’aide à être rigoureux. Le « comptable », n’en est pas un, il est un automate humain qui empile des demandes et doit dire si il y a de l’argent ou non pour la commande et la mettre en file d’attente sinon. Si il fait autre chose que ça et retarde pour rien une commande, en fait passer une avant l’autre, il est démis de sa fonction ! C’est une règle de départ : la liberté et l’autogestion ne veut pas dire zéro règle, au contraire il faut quelques (pas beaucoup) principes pour garantir l’autogestion et la confiance.
VII. Il n’y a pas de président. Il y a en revanche quelqu’un qui a signé le bail: l’association (qui n’a pas de président). Bref, personne n’a son mot à dire plus (ou moins) qu’un autre sur ce sujet. Si cela pose problème : on met quelqu’un d’autre à la place là où ça coince. Le cas le plus délicat c’est celui des fondateurs (rôle informel) qui mettraient le local à disposition : le cumul des casquettes tend à donner trop d’influence. C’est une configuration à éviter au maximum et un projet qui se lance avec celle-ci va surement passer par de nombreuses difficultés et faire des entorses non négligeables au concept autogéré.
VIII. Concernant la marge déguisée en adhésion. En effet il faut bien payer les charges. Notons que beaucoup de groupes, étant donné que les locaux souhaités sont relativement petits, se voient mettre des locaux à disposition par des particuliers ou des collectivités et qu’ils n’ont pas cette charge là. Pour les autres il y a soit des adhésions selon les revenus soit à prix libre. Les adhésions les plus élevées rencontrées sont à 40 euros à l’année, et même dans ce cas cela est loin de représenter 20 % du montant des courses ! De surcroit, la marge sur les produits, à l’avantage de peser sur les personnes qui consomment le plus mais le désavantage, comme la TVA, d’être injuste dans le fait qu’elle s’applique de la même manière aux aisés qu’aux pauvres.
IX. Concernant l’informatique : hélas, les solutions proposées sont ultra « autoritaires ». Autant un framapad permet de se faire confiance permettant un retour en arrière après des erreurs ou des sabotages. Et il ne met pas de rôles en place. Tout l’inverse des outils de gestion qui créent des rôles « sensibles », qui peuvent tout casser et ne pensent jamais les moyens de revenir en arrière et de faire de la veille de ce qui a été fait. Le logiciel libre pense encore trop peu les relations de pouvoir qu’il maintient. Quoiqu’il en soi comme tu le dis Paul, des logiciels de gestion resteront toujours trop complexes et donc un frein pour tout ceux qui ne touchent par leur bille, sans parler des 17 % en situation d’illectronisme en france. Et surtout les épiceries autogérées montrent que l’on peut fonctionner très bien sans, plus simplement, plus facilement et en prenant moins de temps à ses membres. Ce qui rend par exemple intenable la position des épiceries participatives style monepi qui sortent l’artillerie lourde pour écraser un moustique.
Ça fait un gros pavé, mais j’espère de quoi rebondir dans les deux sens et pour tous les gouts 