Le désengagement des adhérents, une menace pour le modèle coopératif ? - Article mars 2023

Bonjour Jean Claude,

J’ai lu avec intérêt le dernier numéro d’avril 2023 de la revue Silence ( On ouvre une épicerie collective ! - Revue Silence ) et ton dernier livre ‹ Les consommateurs ouvrent leurs épiceries. Quel modèle choisir pour votre ville ou votre village ? ›.

Tu es très critique envers le modèle des supermarchés coopératifs et participatifs :

  • les emplois: certains salaires insuffisants (services civiques, alternants, des temps partiels, pleins temps proches du SMIC …)
  • la gouvernance
  • la complexité du modèle (usage de l’informatique, procédures, financements, charges importantes …)
  • les prix

Concernant la gouvernance, on va plutôt s’entendre sur le constat que tu dresses. C’est celui que je fais à la Louve.
Je salue au passage le travail remarquable des thèses d’Hajar El Karmouni ( Le Travail du consommateur pour la mise en place d’une alternative : cas du supermarché coopératif la Louve ) et Alban Ouahab ( theses.fr – Alban Ouahab , Contester et Consentir : la mise au travail des membres d’une organisation alternative : le cas d’un supermarché coopératif et participatif )

Une ancienne discussion avait fait réagir ici : Coopérateur, consommateur, travailleur: l’individu en tension - Hajar EL Karmouni - Détente, discussions de comptoir - Supermarchés Coopératifs : le forum (supermarches-cooperatifs.fr).
Je suis assez sensible aux points de vigilance soulevés qui concernent les rapports de pouvoirs et de domination, et le sujet de l’émancipation.
Pour autant, est ce que comme tu le recommandes, il faille proscrire les espaces de décision (AG, comités, CA …) pour éviter une prise de pouvoir par un petit ‹ groupe ›? Je ne suis pas certaine. Je pense qu’il existera toujours des espaces de pouvoir, formalisés ou pas.

Je vais réagir plus en détail ici à ton argumentation concernant les prix.
Je pars des 5 pages de ton dernier livre, chapitre sur la Louve consacré aux prix. Je les publie ici ( Extraits livre -On ouvre une épicerie collective - Jean claude Richard - Fichiers - InterFoodcoop - Stockage de fichiers partagés ). Vu qu’il est toujours en vente, je peux supprimer si tu préfères.

Extraits (page 51 à 55):
’’ Les prix bas comme stratégie d’appel ''
(…) Sans être pointu en mathématiques, il est facile de comprendre qu’il y’a une anomalie.
Comment etre 15 à 40% moins chers que les enseignes bio tout en margeant à 20% et en sachant que la marge moyenne des magasins bio tournent autour de 32% suivant l’INSEE.
Une étude comparative entre les prix de ventes pratiqués par les coopératives Diony-Coop qui ne margent pas et des enseignes du bio devraient nous renseigner. (…) L’enseigne Biocoop propose 50 produits présents dans les Diony-coop.(…). En terme de marge, Biocoop est 40,41% plus cher que Diony-coop et inversement, les prix de Diony-coop sont 28,78% moins chers que chez les Biocoop.
(…) Nous constatons qu’une boutique qui ne prend aucune marge ajoutée sur les produits vendus est en moyenne 30% moins chère que les enseignes bio.
Il est alors évident que le modèle ‹ La Louve › ne permet pas d’être ‹ ‹ 15 à 40% mois chers que les enseignes du bio › › alors qu’il est ajouté une marge de 20% aux produits achetés et que le supermarché n’a pas de centrale d’achats pour peser sur les prix proposés par les producteurs. Bien entendu qques produits peuvent être bcp moins chers que les produits identiques à la vente dans les magasins bio ( les fromages achetés à la meule revendus à la découpe, les épices achetées en vrac, la viande de boeuf qui vient en direct d’un éleveur ) mais ces produits, à la marge, ne génèrent pas un chiffre d’affaire qui puisse influer fortement sur l’ensemble des prix affichés afin que ces derniers soient globalement ‹ ‹ moins chers › ›.
Il ne s’agit donc en annonçant des prix de ‹ 15 à 40% › moins chers, que d’une opération marketing mettant en avant qques produits à moins 40% alors que la plus grande partie des produits à la vente sont d’un prix élevé.
Et d’ailleurs cette question du prix ‹ trop élevé › a été relevée dès l’ouverture du supermarché par la majorité des membres présents (cf thèse Hajar el Karmouni)

Qques mois avant la sortie de ton livre, tu avais passé m’a t’on dit du temps avec des salariés de la Louve au supermarché. Tu n’as pas pu y faire de relevés de prix?

J’ai donc fais moi-même un comparatif de prix en juillet dernier 2022, assez intriguée par tes affirmations. Relevé les prix Louve et les prix d’un magasin physique Biocoop, Paris 17ieme, rue Legendre sur qques rayons.

Les résultats :
Rayon Légumes (31 prix relevés) : Louve 28% moins chère que Biocoop
Rayon Fruits (20) : -30%
Rayon épicerie salée (63) : -16,6%
Rayon épicerie sucrée (62) : -14,9%
Rayon Frais (86) : -20,6%
Rayon Vrac (37) : -30,4%
Rayon Hygiène/entretien (34) : -24,5%

Comme pour ton tableau de 50 produits, j’ai uniquement comparé des produits identiques (même marque).
Voici le détail pour les fruits et légumes (même origine) : Comparatif fruits et légumes juillet 2022 - Google Sheets
Il s’agit de prix relevés sur qques références par rayon. Dans un magasin particulier. A quel point est-ce représentatif d’un ensemble ? Je ne sais pas.

Tu affirmes dans ton livre que seuls qques produits ‹ à la marge › peuvent être compétitifs. Ah !
On pourrait pourtant rajouter ici des rayons ‹ phares › d’un magasin bio : le rayon fruits et légumes (rayon ‹ locomotive ›) mais aussi le frais, le vrac …
Les tarifs relevés sont 15% à 30% moins chers en moyenne. Bien sur, tout cela est très hétérogène dans le détail. Il y’a des écarts importants selon les rayons, selon les produits. Des rayons plus attractifs que d’autres.
Biocoop pratique sur certains produits des prix d’appel très compétitifs (‹ prix engagés ›) parfois même moins chers que la Louve et puis sur d’autres des tarifs bien au-dessus …
Pour donner un ordre de grandeur plus précis, sur 6,4 millions d’euros d’achat de marchandises en 2021 à la Louve, les achats de fruits et légumes bio représentaient environ 20%. Ca pèse.

Qques éléments d’explications sur ces possibles écarts de prix entre magasins :

  • la marge de 20%. Nous sommes d’accord que marge 0 c’est mieux que marge 20%. Mais ca ne fait pas tout et 20% c’est aussi un atout.
  • le prix d’achat des marchandises dont dépend aussi le prix de vente. Tu développes très peu cette partie alors qu’elle est selon moi la partie centrale de nos projets à marge fixe : comment tu achètes? Probablement la plus complexe.
  • les différences tarifaires entre grossistes. Pour un produit identique, il peut y avoir des écarts tarifaires notables d’un grossiste/fournisseur à l’autre, selon sa politique de prix, sa taille, sa nature, très généraliste, très spécialiste, les volumes achetés, les négociations spécifiques entre l’acheteur du magasin et le grossiste etc etc …
  • la ‹ patte › de l’acheteur. Il recherche, compare, fait des choix, arbitre, négocie
  • plus le magasin sera grand plus il pourra accueillir potentiellement des grossistes/fournisseurs supplémentaires. Au delà de permettre d’élargir l’offre cela peut offrir plus de marge de manœuvre pour jongler entre les grossistes, les mettre en concurrence et avoir de meilleurs tarifs sur certains produits, certaines marques.
  • la marge moyenne de 32% (source INSEE) que tu évoques est celle appliquée par le magasin bio au consommateur final. Une chaine de magasin bio type Biocoop, passe par une centrale d’achat pour une grande part de ses achats quand nous, nous achetons directement au fournisseur. Si le principe de la centrale d’achat est bien de permettre de négocier des tarifs attractifs auprès de ses fournisseurs (nous en partageons certainement des communs), elle est aussi un intermédiaire de plus qu’il faut bien rémunérer. Sa marge quand à elle, est bien opaque !

Ces explications sont très partielles. Vivement la thèse de Clotilde ( theses.fr – Clotilde Grassart, Construire une alternative durable et locale à la grande distribution ? Le cas des supermarchés coopératifs et participatifs français ) pour y voir plus clair j’espère !
Je ne suis pas acheteuse mais il y’a probablement des choses que des acheteurs chevronnés pourront compléter ou corriger ici.

Et puis la concurrence est multiple. Il y’a celle des chaines de magasins bio et le reste qui est très vaste jusque celle de la grande distribution ! Les écarts de prix peuvent être très variables d’une enseigne à l’autre.

A Paris, l’offre a explosé. Le paysage a bien changé depuis 2016, année de l’ouverture du supermarché ! L’offre des épiceries alimentaires de proximité s’est démultipliée : magasins de vrac, chaines d’épiceries de quartier éparpillées dans tout Paris et proche couronne (Miyam, les Saisonniers, le Zingam, Au bout du champ …) , magasin de producteurs, commerces bio indépendants (Pribon …) et autres projets ESS … : autant d’offres qui font la promotion du circuit court, du bio et/ou du local … au gourmand !
Certains s’en sortent pour le moment, d’autres commencent à rencontrer des difficultés comme Kelbongoo, très chouette projet qui a presque 10 ans. Produits de la ferme à prix bas à Paris : l’enseigne Kelbongoo en danger | Actu Paris.

La Fourche, site de vente en ligne de produits bio cartonne aujourd’hui.
Preuve qu’il y’avait un réel ‹ besoin › et qu’un nouveau marché s’est ‹ durablement › installé.
La grande distribution tente aussi de se faire une place. Après le rachat de la start up Potager City, plateforme de livraison de fruits et légumes, Carrefour lance cette année les magasins Potager city. Qques magasins ‹ test › ont ouvert sur paris en 2023. Saura t’elle adopter les codes et fidéliser une clientèle ?

Je trouve cela assez motivant. Ca oblige aussi à ne pas trop se reposer sur ses lauriers. J’y vois des choses très inspirantes !

Et puis, la Mairie de Paris et mairies d’arrondissement soutiennent des lieux dédiés à l’alimentation durable. Bon, c’est ponctuel. Il peut y avoir des subventions parfois conséquentes versées ici et là (pour financer des travaux, l’achat d’équipements …), des prix remis à des projets avec un chèque à la clé, des coups de pouce pour l’accès à des locaux gérés par les bailleurs sociaux. Ca aide.

Tu as fais référence à la thèse d’Hajar, concernant le constat de prix ‹ trop élevés › ‹ dès l’ouverture de la Louve ›. Je trouvais aussi cela à l’époque.
Il manque le contexte précis à ton propos. Hajar le détaille pourtant (thèse Hajar Microsoft Word - Thèse 3.docx (hal.science), page 203).
Elle décrit l’époque du supermarché qu’elle a étudié, celle des débuts. Nous avions démarré par une gamme bio, toute petite. Les fruits et légumes sont arrivés après plusieurs mois. Les différentes gammes ont mis des années à s’installer et se stabiliser. Nous n’avions pas les ristournes d’aujourd’hui non plus.

Tout cela en tant dit, est-ce suffisant pour véhiculer une ‹ image - prix › satisfaisante? Probablement pas. C’est à mon sens, une des améliorations les plus difficiles à mener dans nos projets. Mais nécessaire si on veut durer. Gagner en accessibilité. Y compris pour des modèles à marge 0 je pense.

D’autant que l’année 2022 a été fortement marquée par une forte inflation et la baisse du pouvoir d’achat qui ont clairement impacté les habitudes d’achat de bcp jusqu’aux classes moyennes. Et ca n’est pas parti pour s’arrêter !
Des arbitrages se font et on fragmente plus facilement ses achats pour mieux contrôler ses dépenses et équilibrer son budget.
Ce n’est certainement pas un hasard si 2022 a été une année de baisse pour pas mal d’entre nous, ayant plusieurs années d’ancienneté en terme de recrutement, de chiffre d’affaire, de baisse du panier moyen …
La ‹ reprise › observée ici et là depuis début 2023, ne doit pas faire oublier qu’il y’a dedans un effet mécanique de l’inflation.
C’est préoccupant tout ca mais aussi l’opportunité pour nous d’agir et rebondir !

Et puis posons directement aujourd’hui la question aux membres ! On pourrait imaginer un questionnaire précis sur la question des prix, des habitudes d’achats et de l’accessibilité avec des questions très directes (qu’allez vous chercher ailleurs ? pourquoi ? Qu’aimeriez vous y trouver ? … ).

Avoir plusieurs gammes de produits, proposer différentes alternatives et surtout pouvoir introduire des gammes moins chères (en particulier sur des produits de de base, de grande consommation), plus accessibles est un véritable atout particulièrement aujourd’hui. En particulier si nous souhaitons élargir notre public et le fidéliser.

Quelque soit la stratégie que nous adoptons pour gagner en attractivité, la partie ‹ achat › est déterminante : comment nous achetons, auprès de qui, ce que nous sélectionnons ?

Le travail de recherche et d’amélioration est permanent. Et d’expérimentation !
Et puis, une coopérative est je trouve un formidable laboratoire qui permet de comprendre au plus près les attentes des membres qui ont pleins de choses à dire … y compris ceux qui ne sont plus là !

Nadia

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